[second jet d’un texte qui évoluera encore en fonction de vos retours critiques comme des réponses que j’essaierai d’apporter à nos discussions en cours. Je précise que c’est brut de coffrage, donc possiblement brutal ici et là. Les ajustements et autres accommodements viennent toujours dans un second temps. L’objectif est une publication dès que possible de la version finalisée sur Agoravox. Merci d’avance pour vos commentaires].
Du faux il s’ensuit n’importe quoi ! (ex falso sequitur quodlibet)
Comment rester insensible à la séduction de la doctrine anarchiste qui prône avant toute chose la liberté et l’absence de contrainte, qui refuse toute hiérarchie et ambitionne la construction d’une société sans Etat ?
Dans ce qui suit, je voudrais essayer non pas de montrer mais seulement d’aider à concevoir que, dans le paragraphe ci-dessus, ce qui caractérise le mieux l’anarchie, c’est le mot « séduction ».
En effet, l’hypothèse avancée ici est que l’anarchie est un mirage, une utopie qui met en mouvement un peu comme un horizon qui recule à mesure qu’on avance vers lui. Elle n’a jamais été atteinte en quelque lieu ou époque que ce soit, car elle est une impossibilité théorique. On peut donc la considérer comme l’ultime carotte du « système » mis en place par les « puissances de ce monde » afin de soumettre les humains en les laissant s’égarer dans leurs illusions exactement comme le serpent a séduit Eve avec son fameux « vous serez comme des dieux ! ».
La première caractéristique des dieux n’est-elle pas leur liberté et/ou leur puissance d’agir à leur guise, comme bon leur semble ? C’est cela que l’anarchie met en avant avec — on doit le supposer — une parfaite connaissance du pouvoir de séduction qu’une telle perspective peut exercer sur tout homme en qui, nécessairement, vibre une fibre libertaire plus ou moins ardente en fonction de son expérience et de son éducation. Elle incarne la dimension agentique d’un égo qui se rêve tout puissant parmi des égaux sans comprendre qu’il s’agit avant tout de rivaux. Tant il est vrai qu’au final, pour celui qui se réduit lui-même à un égo libertaire, « l’enfer c’est les autres », c’est-à-dire, ceux qui désirent autrement que lui ou tout comme lui mais qui, dans tous les cas, s’opposent à lui.
Ne sommes-nous pas censés savoir que « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres » ? Ceci ne signifie-t-il pas que le combat pour sa liberté — pour avoir le sentiment d’être agent ou acteur de sa propre vie plutôt que de subir — consiste invariablement, et depuis notre plus tendre enfance, à tenter d’imposer nos volontés à d’autres qui, généralement, ne l’entendent pas de cette oreille car ils ont leur propre agenda ? De sorte que l’anarchie ne saurait échapper à l’infinie série de ce que les optimistes appellent des interprétations péjoratives mais qui sont, en fait, parfaitement objectives car elles traduisent la nature intrinsèquement conflictuelle de l’aspiration libertaire : sans qu’il faille identifier l’une à l’autre, il est indéniable que l’anarchie est aussi proche que possible du chaos, c’est-à-dire, du conflit généralisé de tous contre tous.
Nul mieux qu’Héraclite n’a exprimé la congénialité de l’humain et du conflit avec son fragment fameux « Le combat est père et roi de tout. Les uns, il les produit comme des dieux, et les autres comme des hommes. Il rend les uns esclaves et les autres libres. »
On pourrait presque penser qu’il a tout dit. A tout le moins, le cadre est posé de sorte que le reste s’ensuit fatalement, tant il est assuré que chacun aspire à être libre plutôt qu’esclave, donc à « être comme des dieux » plutôt qu’homo simplex.
Depuis longtemps la démocratie nous paraît LA solution à ce conflit généralisé de tous contre tous. Cela, grâce à la symbolisation, c’est-à-dire, la transposition du conflit dans le champ de la parole, ce qui engendre le débat. Elle a ainsi pu confiner les rapports de force dans l’agora des parlementeurs avec, grâce à un système de vote décisif, la certitude de voir émerger une volonté générale. Bien que n’étant plus divine mais foncièrement humaine, celle-ci jouit du même statut dans la mesure où elle s’impose alors à tous, si besoin de manière coercitive.
Dès lors, chacun comprendra aisément que les anarchistes invétérés ne sauraient y trouver leur compte, eux qui ne veulent « Ni Dieu, ni maître ». L’Etat démocratique est, à leurs yeux, un maître intolérable dont ils entendent bien faire l’économie… à tout prix, serait-ce celui qui ne manque pas de sanctionner la poursuite de vaines utopies.
L’anarchie, dans son acception réduite, la plus courante, c’est donc d’abord cela : le refus de l’Etat, démocratique ou pas. De sorte que tout ce qui a pu exister ou être imaginé de sociétés sans Etat dans le passé, le présent ou l’avenir se trouve immédiatement assimilé au courant anarchiste et sert à lui donner la consistance qui lui fait intégralement défaut, faute d’avoir jamais accédé à l’existence. Cette forme de pensée extensive, assimilatrice ou par « air de famille », engendre des confusions à n’en plus finir comme, notamment, l’idée qu’il a pu exister des anarchistes chrétiens. Lorsqu’on se réfère à l’acception compréhensive et/ou forte de l’anarchisme, celle qui exclut tout pouvoir vertical quel qu’il soit, il devient évident que celui qui croit en Dieu ne saurait appartenir à ce courant même s’il aspire à une société sans Etat. L’expression « anarchiste chrétien » est ainsi une contradiction dans les termes et seuls des auteurs à la pensée biaisée par l’idéologie peuvent se laisser aller à l’employer.
Pour s’en convaincre, il n’est que de toucher du doigt le fait que, par définition, comme de par son étymologie, l’an-archie exclu a priori toute espèce de hiér-archie et pas seulement celle du sacré (hiéros).
Il s’ensuit logiquement que nulle part, sur cette bonne vieille Terre où « le conflit est père et roi de tout » et où « seuls les morts voient la fin de la guerre », une société véritablement anarchiste n’a pu exister.
En effet, la visée du combat généralisé auquel les hommes se livrent corps et âmes ne consiste pas simplement pour l’un à avoir le dessus sur l’autre car cela arrive à chaque coup porté de sorte qu’au cours de la lutte la hiérarchie ne cesse de s’inverser. L’objectif des combattants est clairement de stabiliser cette dernière et, donc, de conserver l’ascendant grâce à un pouvoir reconnu comme pérenne. C’est justement parce qu’il a renoncé à l’espoir de renverser cette hiérarchie que le vaincu s’y soumet et cesse alors de la contester. Elle est une réalité issue du consensus entre les vainqueurs et les vaincus, une réalité que les hommes ont longtemps pensé divine et qui, au cours des âges, les a rassemblés avec la conscience la plus vive que nul ne pouvait contester cette hiérarchie sans risquer de semer les graines de la discorde. Autrement dit, sacrée ou pas, la hiérarchie a toujours été un incontournable des sociétés humaines.
Le fait est qu’elle commence dans la différence parents-enfants et se perpétue dans toutes les formes d’organisation sociale, quelque égalitaires qu’elles puissent paraître parce qu’à un moment donné — hormis peut-être pour un Robinson perdu dans les limbes du pacifique— il faut bien qu’une volonté générale s’affirme qui, dès lors, fatalement, s’imposera à tous, quitte à ce que ce soit par la contrainte, donc par la force. Ceci révoquant à tout jamais l’idée qu’il ait pu exister quelque chose de l’ordre de l’anarchie au sein d’une société humaine.
Il faut y insister : l’idée d’une société anarchique constitue, tout simplement, une contradiction dans les termes. La chimère de l’anarchie est antithétique du fait social dans la mesure où faire société implique nécessairement l’existence d’une hiérarchie, serait-ce seulement celle affirmée par le primat de la volonté générale sur les volontés individuelles.
Ce qui doit nous intéresser à présent c’est le pourquoi du comment une telle idéologie a pu préoccuper tant de bons esprits depuis… depuis… depuis… la Révolution française ? Car, « bon sang, mais c’est bien sûr ! », l’anarchie, comme le bonheur , « est une idée neuve en Europe ». Elle est un enfant de l’individualisme libertaire qui s’incarnait déjà dans les principes révolutionnaires qui firent passer les sujets du Roi au statut de sujets de plein droits, c’est-à-dire, d’individus libres de décider pour eux-mêmes dans le cadre de la loi commune, cela va sans dire.
Bref, l’anarchisme est le prolongement logique de la pensée révolutionnaire dont le but premier a été de débarrasser la société de sa hiérarchie — en décapitant et le Roi et, autant que possible, l’Eglise afin, malheureusement, cela l’Histoire officielle ne le dit pas — d’assurer la liberté des puissances d’argent d’exploiter l’Homme en le plaçant en situation d’esclavage financier via le prêt à intérêt que les rois très chrétiens s’étaient toujours appliqués à interdire, au moins depuis Charlemagne.
L’anarchisme, c’est donc la cerise sur le gâteau révolutionnaire ou, plutôt, le feu d’artifice avec lequel on continue à « faire marcher » les zombies de la liberté qui, complètement hypnotisés, aspirent à se sentir libres et dégagés de toute contrainte sans voir que cela ouvre sur la voie royale qui mène à l’anomie, c’est-à-dire, à une société dans laquelle il n’y aura certes plus d’Etat mais où il n’y aura pas non plus de règles. De sorte que nous en reviendrions fatalement à une lutte de tous contre tous. Ce qui amènera un complet effondrement sociétal dont la médiocre série de films « la Purge » donne une petite idée. La manière dont des personnes peuvent être proprement lynchées dans les réseaux sociaux et médiatiques comme si l’institution judiciaire avait perdu toute pertinence nous offre un avant-goût de ce qui vient.
Bref, l’anarchie, aussi bien intentionnés que puissent être ses zélateurs, c’est donc bien, de manière ultime, le désordre car s’il y a « ordre » alors, il y a une certaine « organisation » des choses, ce qui veut dire une « régulation » et donc une « règle » qui valant pour tous, instaure une « hiér-archie » antithétique de l’an-archie.
Ce désordre inhérent à l’anarchie lui colle tellement à la peau qu’elle envahit toute la littérature « anarchique ». Tout se passe comme s’il y avait autant de versions de l’anarchie qu’il existe d’anarchistes. Quoi qu’il en soit, on peine à en trouver une définition qui fasse consensus et qui, surtout, ne soit pas immédiatement contradictoire avec le reste.
Malgré tout, la page Wikipedia « Anarchie » peut mettre en avant un refus de tout « système de pouvoir vertical » qui, comme nous l’avons déjà montré, amène une contradiction indépassable avec la nécessité de dégager une volonté générale s’imposant (verticalement) à tous.
Cette contradiction est invisible pour les fanatiques de l’anarchie qui tiennent la plume de sorte qu’en toute bonne foi ils peuvent aussi écrire qu’« il existe toujours une organisation, un ordre et une loi ». Probablement pensent-ils qu’il suffit d’indiquer que « ces derniers émanent directement du peuple » pour lever la contradiction dont on peut penser qu’ils en ont quand même un peu l’intuition. Mais, comme chacun sait, du peuple peut émerger le meilleur comme le pire, y compris la dictature, de sorte qu’on ne saurait en faire la condition nécessaire et suffisante de l’anarchie. La contradiction fatale n’a donc pas été effacée, mais placée derrière l’écran de fumée d’une volonté populaire supposément « toute puissante » puisqu’à l’instar du divin tout au long des âges, elle peut concilier les contraires et marier les opposés.
D’ailleurs, lesdits rédacteurs de Wikipedia sentent bien la précarité de leur défense et s’empressent de souligner qu’il ne s’agit pas « d’une entité de domination distincte qui serait dotée d’un pouvoir de coercition hors de la société elle-même », formulation indigeste et indigente qui tente de nous faire comprendre que cela permet d’exclure la possibilité que l’ « organisation, l’ordre et la loi » s’incarnent dans un Etat alors que, forcément, tout le monde n’a que ça en tête et on ne voit pas du tout comment cette possibilité serait a priori exclue. Nos Etats prétendûment démocratiques cochent toutes les cases : ils sont des « organisations » qui émanent directement du peuple dans le but de garantir l’ordre et la loi — eux aussi issus du peuple — de sorte que le pouvoir de coercition dont ils disposent est tout ce qu’il y a de plus légitime.
Bref, il semblerait bien que la pensée anarchique soit aussi anarchique que possible. On ne s’efforcer de suivre son fil sans se retrouver pris dans des nœuds que même Alexandre le Grand n’aurait pu trancher. C’est pourquoi il n’y a rien à espérer d’une divagation dans les méandres d’une littérature basée sur cette fallace qu’est l’idée qu’il pourrait exister une société sans hiér‑archie, sans arkhè et qui serait le sommet du désirable.
Il me paraît plus judicieux de tenter de tuer dans l’œuf ce mirage en faisant retour aux origines, c’est-à-dire, justement, à l’arkhè « un concept philosophique qui désigne l’origine, le fondement, le commencement du monde. »
Le brouillard passablement confus sinon opaque entourant la signification du terme « anarchie » se dissipe complètement lorsqu’au lieu de se polariser sur la signification tardive de « pouvoir » on garde le regard fixé sur celle d’« origine ».
On peut alors comprendre pourquoi le coup d’envoi de l’anarchie a été donné par la Révolution, avec cette négation radicale de l’origine sacrée, et donc hiérarchique, de la société qu’a constitué la décapitation du Roi le 21 janvier 1793. L’anarchie n’est jamais qu’une tentative pour prolonger et radicaliser la pensée « libertaire » qui a, en quelque sorte, conquis ce jour là, non pas ses « lettres de noblesse » mais son ticket d’entrée pour l’enfer sartrien. Celui dans lequel ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre savent que nous vivons à présent.
Ce qui est avancé là n’a rien d’extraordinaire ou de bien nouveau. Tout le monde ou presque a en tête ces images d’Epinal de l’anarchisme russe qui a fait des explosifs son principal moyen de lutte contre l’Empereur très chrétien de toutes les Russies : le Tsar. L’anarchisme, enfant de la Révolution est né dans le chaos, donc dans la violence et il n’en sortira jamais car l’anarchie ne saurait avoir d’ek-sistence, c’est-à-dire, de « se tenir hors de » la violence de l’indifférencié parce que, justement, elle rejette ce qui nous fait sortir de ce chaos, la hiérarchie, ce pouvoir sacré issu du religieux… sacri-ficiel (qui fait sacré).
Par son égalitarisme forcené, l’anarchie contribue ainsi autant qu’elle peut à la mise à bas et à la destruction des vestiges des hiérarchies passées qui, comme le religieux dont elles sont issues, ont toujours accompagné les sociétés humaines où qu’elles se situent dans le temps et dans l’espace ; en les protégeant notamment de la violence intestine dont nous sentons bien qu’elle grandit à vue d’œil dans nos sociétés modernes prétendument civilisées mais de plus en plus violentes.
Nous approchons manifestement du moment où ces dernières traces auront disparues et, de fait, les grandes tribulations annoncées par les différentes eschatologies semblent d’ores et déjà à la une de nos médias. Bref, le cri de Francis Ford Coppola : « Apocalypse Now ! » me semble le constat le plus objectif de la situation qui puisse être fait. Nous sommes entrés dans la tempête. Il ne reste plus qu’à s’en remettre à la Providence tout en se préparant aux épreuves qui s’annoncent. Car comme dit l’adage : « aide-toi, le Ciel t’aidera ».
Si j’ai un conseil à donner aux anarchistes, ce serait le suivant : vous faites bien comme vous voulez mais, peut-être viendra pour vous le moment de renoncer à vos chimères illogiques et de considérer la possibilité de l’existence d’une « verticale ». Ne le laissez pas passer. Dieu est infiniment bon, mais il ne peut vous sauver contre notre volonté car, justement, la liberté nous a été laissée… de nous perdre ou pas.
Ci-dessous la version revue, augmentée et définitive de ce texte largement complété par mes commentaires dans un fil pas forcément très riche ou très intéressant mais qui contient quand même de beaux passages (je recommande la synthèse de Quijote) :
https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-anarchie-est-une-chimere-241841